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Une entrevue avec Marianne Bargiel

By Guylaine Vaillancourt

Marianne BargielMarianne Bargiel pratique la musicothérapie depuis 1991 auprès d’enfants et d’adultes en milieu scolaire, communautaire et psychiatrique. Depuis 2006, elle pris la relève de Josée Préfontaine à la direction de l’Institut québécois de musicothérapie. Elle est candidate au doctorat en psychologie (Université du Québec à Trois-Rivières), avec pour principal intérêt de recherche les processus émotionnels évoqués par la musique en psychopathologie.

Guylaine Vaillancourt: Comment en es-tu venue à la musicothérapie?

Marianne Bargiel: Je viens d’une famille où il y a un petit gène musical qui traine. J’ai un frère de 5 ans mon cadet, autiste, qui donnait bien du fil à retordre aux intervenants à l’école mais qui en dépit de tout, a pu apprendre à parler par des jeux rythmiques, ou jouer une mélodie connue au piano la première fois qu’il en a vu un à l’âge de quatre ans. Ma mère courait donc les congrès pour trouver des ressources car ni le réseau scolaire, ni celui de la réadaptation, n’avaient d’alternatives à nous proposer en dehors d’un « placement ».

Un jour, quand j’avais 15 ans, ma mère me dit qu’elle avait assisté dans un de ces congrès à une présentation sur la musicothérapie; je me suis dit instantanément  « Ouais!! C’est ça que je veux faire dans la vie! ». La musicothérapie, par sa simple appellation, représentait la jonction entre mes deux sphères d’intérêt, l’être humain et la musique. À partir de là, je suis rapidement devenue membre de l’AMC avant même d’étudier dans le domaine. Finalement, c’est à mon frère que je dois d’avoir trouvé ma vocation professionnelle.

Guylaine Vaillancourt: De quelle manière t’es-tu impliquée dans l’AMC

Marianne Bargiel: Pendant mon baccalauréat en musicothérapie, j’ai fait de la traduction pour l’AMC. À partir de 1995, je me suis surtout engagée dans du travail de comités à l’Association québécoise de musicothérapie puis, de 2006 à 2009, j’ai été éditrice francophone pour la Revue canadienne de musicothérapie publiée par l’AMC et au même moment, je me suis jointe à un nouveau sous-comité de l’AMC qui avait pour mandat de développer la formation à la supervision d’internat.

Guylaine Vaillancourt: Quelles ont été les figures marquantes à ton avis pour le développement de la musicothérapie au Canada?

Linda Labbé, Marianne Bargiel, Josée Préfontaine, Guylaine Vaillancourt, Juillet 2006.
Linda Labbé, Marianne Bargiel, Josée Préfontaine, Guylaine Vaillancourt, Juillet 2006.

Marianne Bargiel: Au départ, au Québec, Thérèse Pageau est peut-être la figure centrale qui a ouvert le chemin pour plusieurs d’entre nous. Plus tard, Josée Préfontaine a beaucoup apporté à la musicothérapie, entre autres en étant pionnière quant à l’importance de la supervision clinique. Grâce à elle, l’internat a cessé, pour plusieurs d’entre nous, d’être ce qu’il était à l’époque, soit « une vague possibilité à considérer éventuellement après la formation en musicothérapie ». Au contraire, elle pensait que c’était la partie la plus importante de la formation, en particulier en regard de l’identité professionnelle. Tout au long de ses études doctorales, elle a su communiquer au fur et à mesure ses découvertes avec ses pairs, de sorte que la communauté professionnelle a grandi avec elle. Josée a aussi été une fervente revendicatrice pour la musicothérapie en français au Canada, et c’est grâce à elle si aujourd’hui l’AMC est devenue une association bilingue.

Ensuite, je pense à Linda Labbé, qui est notre spécialiste de l’évaluation clinique en musicothérapie. C’est une clinicienne ferrée, qui a développé au cours des 20 dernières années à l’École Joseph Charbonneau à Montréal un milieu d’apprentissage clinique formidable pour les stagiaires et les internes auprès d’adolescents multi-handicapés. Elle a repoussé les limites de la communication avec ces jeunes, entre autres par le développement d’instruments de musique adaptés et par la qualité de son contact avec eux.

Une autre figure de proue de la musicothérapie de chez nous est à mon avis Guylaine Vaillancourt, qui a le talent de relier entre eux les musicothérapeutes de différentes générations et de faciliter ainsi la transmission des savoirs entre novices et séniors. Elle sait communiquer sa passion et donner envie aux gens de s’engager envers la profession. Entre autres, elle a le don de flairer les talents spécifiques, puis de faire confiance aux nouvelles idées; c’est une excellente « chasseuse de têtes » et elle a bonifié la profession en facilitant des événements d’échange clinique comme des colloques et des formations continues.

Carolyn Kenny
Carolyn Kenny.

Finalement mais non la moindre, Carolyn Kenny est une source d’inspiration incontournable. Je l’ai rencontrée la première fois alors qu’elle était professeure invitée pour un cours d’une semaine. Elle a su nous confirmer que nous étions « à la bonne place », même si on avançait vers une bien étrange profession si peu connue et reconnue. Plusieurs musicothérapeutes, cliniciens ou chercheurs, se sont appuyés sur sa pensée. Depuis, chacune de mes rencontres avec Carolyn Kenny ravive cette petite flamme qu’elle a nourrie en moi il y a 20 ans. Malgré sa notoriété d’aujourd’hui, elle continue d’avoir ce contact direct et authentique avec les gens et à mettre tout son savoir scientifique dans des mots si simplement humains.

Guylaine Vaillancourt: Comment vois-tu le développement de la musicothérapie au Canada?

Marianne Bargiel: Je vois le développement de la musicothérapie au Canada de manière… développementale (!) au sens véritablement ontogénique du terme. La musicothérapie est vraiment une profession qui grandit et mûrit. Le nombre de musicothérapeutes augmente, avec plus de services offerts, et plus d’expérience clinique collectivement cumulée. La recherche émerge avec l’ouverture de programmes de 2e cycle à travers le Canada, et je l’espère, bientôt, de programmes de doctorat. Ajoutant à la solide tradition de recherche qualitative, l’intérêt grandissant des musicothérapeutes pour les méthodes de recherche quantitative nous initie au paradigme de la recherche basée sur des données probantes, ce langage si commun actuellement au sein du monde de la santé et des instances gouvernementales.

De plus, avec le niveau de formation qui augmente, les normes de pratique clinique et déontologique s’affinent. Le corpus de connaissance prend de l’ampleur et puisqu’au Québec on la diffuse en français, ceci amène le Canada à jouer un rôle unique auprès de la francophonie à travers le monde.

Au niveau québécois, il y a deux aspects qui méritent d’être mentionnés. D’abord, la musicothérapie fait maintenant partie du Département des thérapies par les arts de l’Université Concordia à Montréal, lequel est fort de plus de 20 ans de rayonnement auprès du public. Ceci incite de nouveaux sites d’internat à se développer et les sites existants bénéficient d’un soutien académique pour systématiser leur expérience de supervision. Les musicothérapeutes de la prochaine génération seront sans doute mieux orientés vers des études collégiales et universitaires les préparant à une formation de pointe en musicothérapie.

Deuxièmement, tandis que les discussions avec l’Office des professions du Québec (OPQ) deviennent plus consistantes, les instances publiques en éducation sont en train de découvrir que la musicothérapie se pratique dans les écoles depuis 20 ans. Bref, le visage de la musicothérapie est en train de changer.

Guylaine Vaillancourt: Quelle serait ta définition de la musicothérapie?

Marianne Bargiel: J’ai adoptée intégralement la définition de Bruscia, qui conçoit la musicothérapie en tant que « processus d’intervention systématique par lequel le thérapeute aide le client à promouvoir sa santé en utilisant les expériences musicales et les relations qui s’y développent comme forces de changement dynamiques » (Bruscia, 1998, p. 20; traduction libre par M. B.).

Je trouve que c’est génial de souligner dans un même souffle les dimensions expérientielle et relationnelle, si caractéristiques à la musicothérapie, comme étant en elles-mêmes et simultanément le moteur même du processus thérapeutique. J’y vois une nuance conceptuelle très forte par rapport aux nombreuses définitions qui mentionnent plutôt « l’utilisation de la musique », ce que font bon nombre d’autres intervenants –ergothérapeutes, psychoéducateurs, orthophonistes, enseignants, etc. En soulignant la primauté de l’expérience subjective du client au contact de la musique, quelle que soit sa nature (émotionnelle, sensorimotrice, cognitive ou objectale), je pense qu’on rend beaucoup mieux l’essence et l’unicité de notre intervention, tout en faisant place à la grande diversité des pratiques en musicothérapie.

Guylaine Vaillancourt: Comment décrirais-tu ta pratique et ton approche? Quelle est ta philosophie personnelle en musicothérapie?

Marianne Bargiel: Une large part de ma pratique concerne l’improvisation clinique, où la musique se juxtapose à la parole pour susciter un vécu expérientiel et relationnel chez le client. J’utilise l’improvisation autant à des fins psychothérapeutiques que réadaptatives, selon le besoin.

J’ai une approche intégrative car j’attribue une égale importance aux fondements neuropsychologiques de la musique et du comportement, et à la notion de développement qui fait intervenir des stades dans la construction des habilités motrices, affectives et cognitives. Je me sers de concepts et de techniques issus de différentes orientations, qu’elles soient psychodynamiques (par ex. : l’inconscient, les mécanismes de défense, la dynamique transféro-contretransférentielle), cognitives (par ex. : les schémas comportementaux, l’apprentissage, la plasticité du cerveau) ou systémiques (par ex. : les rôles d’un individu dans son réseau interpersonnel, l’isolation d’un élément par lequel agir sur l’ensemble d’un système relationnel).

Guylaine Vaillancourt: D’après toi quels sont les besoins les plus importants chez tes clients?

Marianne Bargiel: Le besoin central qui se dégage chez les clients qui consultent pour une problématique de santé mentale ou de trouble développemental, c’est à mon avis un besoin de régulation. En passant par l’angle émotionnel, on rejoint les autres systèmes (sensoriel, moteur, attentionnel, mnésique, langagier, etc.) de manière à les amener à travailler ensemble au profit de l’adaptation de la personne (Thaut, 2002). La musique est un médium par excellence pour stimuler les processus émotionnels, et c’en est un d’autant plus désigné si la personne n’a pas accès au langage comme mécanisme pour s’autoréguler. Les clients semblent profiter du fait que l’interaction musicale les active à la fois sur le plan physique et psychique, ce qui je crois facilite l’atteinte d’une plus grande maturité socio-émotionnelle et fonctionnelle.

Guylaine Vaillancourt: Pourrais-tu nous parler de tes intérêts particuliers en musicothérapie?

Marianne Bargiel: Je m’intéresse évidemment à l’interface entre le comportement musical et les dynamiques émotionnelles normales et pathologiques et ce, du point de vue du processus psychothérapeutique comme de celui de la réadaptation. Les dynamiques de groupes, dans ce contexte, m’intéressent aussi beaucoup.

Le mot de la fin

Il faut du temps à une nouvelle profession pour se forger mais dès qu’il existe un noyau de musicothérapeutes dans une communauté, cette croissance peut vite devenir exponentielle. Cela a-t-il à voir avec la fonction cohésive de la musique…? Peut-être bien. Je pense qu’une partie importante du travail des musicothérapeutes est de remettre à l’humain un aspect crucial de sa relation à la musique qui tend à s’être égaré au cours de l’histoire, surtout peut-être dans les pays occidentalisés.

Guylaine : Chère Marianne, merci pour ce partage inspirant et pour ta contribution au développement de la musicothérapie au Québec et au Canada!

Références

Bruscia, K. E. (1998). Defining music therapy. Gilsum, NH: Barcelona.

Thaut, M. H. (2002). Toward a cognition-affect model in neuropsychiatric music therapy. In R. F. Unkefer, & Thaut, M. H. (Eds), Music therapy in the treatment of adults with mental disorders: Theoretical bases and clinical interventions (pp. 86-103). St-Louis, MO: MMB.

Publications

Avec arbitrage

Bargiel, M. (2002). Berceuses et chansonnettes : Considérations théoriques pour une intervention musicothérapeutique précoce de l’attachement par le chant parental auprès de nourrissons au développement à risque. Revue Canadienne de Musicothérapie, 9(1), 30-49. Aussi paru dans : Voices, http://www.voices.no/mainissues/mi40004000144.html

Bargiel, M. (2000). Prélude à la neuropsychologie de la musique et de l’émotion. Revue Canadienne de Musicothérapie, 7(1), 10-18.

Sans arbitrage

Bargiel, M., & Labbé, L. (2010). La musicothérapie. Porte ouverte, Le bulletin d'information de l’Association des services en réhabilitation sociale du Québec, XXII(3), à paraître.

Bargiel, M. (2006). La supervision clinique en musicothérapie. L’Onde, Bulletin de l’Association québécoise de musicothérapie, 12(1), 9-10.

Bargiel, M., & Labbé, L. (2002). L’enfant dysphasique et la musicothérapie. Ses yeux parlent, Journal de l’Association québécoise pour les enfants dysphasiques, 15(2), 5-6.

Bargiel, M. (2000). Un modèle intégratif séquentiel en thérapie par l’art dramatique : applications en musicothérapie. L’Onde, Bulletin de l’Association québécoise de musicothérapie, 6(1), 8-11.

Thèse de Doctorat (en cours)

Bargiel, M. La perception émotionnelle musicale: Comparaison entre deux groupes cliniques (dépression unipolaire, schizophrénie) et un groupe non clinique.  Thèse dirigée par Suzanne Léveillée (UQTR) et Sylvie Hébert (Université de Montréal) dans le cadre du doctorat en psychologie à l'Université du Québec à Trois-Rivières, Canada.

Mémoire de Maitrise (non publié)

Bargiel, M. (2004). L’expression émotionnelle dans l’improvisation musicale : Élaboration d’une grille d’observation en musicothérapie. Université Concordia.