Berceuses et Chansonnettes

Considérations théoriques pour une intervention musicothérapeutique précoce de l'attachement par le chant parental auprès de nourrissons au développement à risques

By Marianne Bargiel

[Note de rédacteurs : L'article présenté ici est republié du Canadian Journal of Music Therapy Vol. 9(1), 2002 avec la permission aimable de l'éditeur et de l'auteur.]

Rêsumê

Suivant un examen de la littérature portant sur les prédispositions musicales du nourrisson et sur le développement de l'attachement, cet article articule un rationnel théorique sur lequel est proposé un modèle d'intervention précoce par le chant parental. L'auteure considère d'abord les liens entre la régulation de l'affect et l'attachement, en examinant au passage les pathologies de l'attachement et ce qu'elles révèlent sur l'attachement sain. Puis les fonctions du langage parental (Infant-directed speech) et par extension du chant parental, sont étudiées en termes de leur impact développemental sur la régulation de l'affect du bébé. Le programme musicothérapeutique proposé se présente comme l'articulation clinique d'un comportement habituellement naturel au sein de la dyade parent-enfant. Compte tenu de l'importance d'agir tôt pour prévenir la cristallisation d'un dysfonctionnement ou sa contamination sur l'ensemble du développement du jeune enfant, ce modèle d'intervention vise à recréer, de préférence avec la participation du parent, des conditions relationnelles favorables à la reprise ou à la poursuite de la séquence développementale chez le nourrisson dont l'attachement pourrait être en péril pour des raisons endogènes ou environnementales.

Introduction

Cette étude porte sur l'impact des berceuses et chansonnettes, ansi que du chant parental en général. Les considérations théoriques concernent l'élaboration d'un programme d'intervention précoce en musicothérapie auprès de nourrissons qui présentent un developpement de l'attachement à risques. La régulation de l'affect dans le développement de l'attachement, de même que les pathologies de'lattachement, seront d'abord passées en revue. La prédisposition musicale du nourrisson et, plus précisément ensuite, sa perception auditive pour l'affect musical et vocal, sera abordée par la suite. Une description de la forme, du contenu et des fonctions du chant parental suivra pour terminer ce tour d'horizon exploratoire par l'élaboration d'un modèle préliminaire d'intervention sur l'attachement au sein de la dyade parent-nourrisson par la réactivation ou l'optimisation du mécanisme naturel du chant parental.

La régulation de l'affect dans le développement de l'attachement

La régulation de l'affect est un processus continu de patrons émotionnels de l'individu en relation constante avec les demandes de l'environnement (Cole, Michel & O'Donnell Teti, 1994), ce qui en fait un processus de nature fondamentalement adaptatîve (Cassidy, 1994). Plusieurs modèles de l'attachement supposent l'existence d'une predisposition biologique du bébé à émettre des signaux et d'une predisposition biologique du parent à répondre à ces signaux, ce dans le cadre d'un processus de régulation de l'affect du nourrisson par l'intermédiaire du parent (Ainsworth, 1973 ; Bowlby, 1989 ; et Lamb  1981 dans Kumin, 1996).

Kumin identifie dans la littérature quatre phases de la régulation de l'affect communément évoquées par diverses approches théoriques (psychologie du moi, théorie de la relation à l'objet, psychologie du soi, recherche développementale sur le nourrisson). La première phase relève de la perception d'un danger, anticipé ou expérimenté. La seconde fait intervenir l'initiation d'un processus de signal de communication. En troisième lieu, il y a réception de ce signal. La dernière phase consiste en la médiation du danger par une opération défensive visant à réduire l'expérience de l'anxiété qui y est reliée. Durant les premiers mois, le parent agit comme moi auxiliaire en assurant la réception et la médiation des signaux d'anxiété du bébé. Son rôle est donc fondamental dans le développement de la régulation de l'affect de l'enfant puisqu'en lisant les signaux du bébé et en offrant la stimulation optimale appropriée, il assure une modulation de l'éveil suffisante pour permettre au bébé de rester organisé (Field, 1994). Si le développement suit son cours normalement, le moi du bébé se structure de telle sorte qu'il peut prendre graduellement le relais d'une façon autonome en recevant et médiatisant ses propres signaux d'anxiété par l'entremise de mécanismes de défense adaptés (Kumin, 1996).

Shapiro et Stern (1989 dans Kumin, 1996) considèrent d'autre part que l'appareil perceptuel du nourrisson est précâblé au niveau neurologique de telle sorte que son attention s'accroche préférentiellement sur le visage ou la voix de sa mère comme objet partiel. L'étude des signaux visuo-faciaux du nouveau-né dans le développement social précoce montre que le visage de la mère agit comme puissant stimulus environnemental pour le bébé (Stern, 1974 dans Schore, 1994). Très tôt, le bébé montre un intérêt intense pour le visage maternel, le suivant du regard dans l'espace (Izard, 1991 dans Schore, 1994) et à compter de deux mois, période qui correspond à la phase symbiotique selon Mahler, il le fixe avec une attention accrue (Maurer & Salapatek, 1976 dans Schore, 1994). Ceci favoriserait par la suite le développement du lien objectal, organisateur fondamental des besoins émotionnels, cognitifs et psychosomatiques de la petite enfance jusqu'à l'âge adulte (Kumin, 1996). Hofer (1990) suggère pour sa part que les systèmes individuels homéostatiques du bébé et de la mère se lient dans un état symbiotique permettant une régulation mutuelle de leurs systèmes vitaux endocriniens et de leurs systèmes nerveux centraux (Schore, 1994). Cole, Michel et O'Donnell Teti (1994) réfèrent d'ailleurs à la relation avec le parent comme à une corégulation dyadique. «Dyadic mirroring gaze transactions thus induce a symbiotic psychobiologically attuned affect-amplifying merger state in which a match occurs between the expression of rewarding, arousal accelerating positively hedonic internal states [...]This process of interperpersonal fusion thus generates dynamic « vitality affects» (Stern,1985) ». (p. 82, Schore, 1994). Pour décrire cette forme d'interrelation innée et archaïque qui existe chez le nourrisson avant qu'il ne soit différencié de sa mère, Kumin réfère aux termes état préobjectal ou stade préreprésentationnel. «Percepts (organized sensations), motor recognitions : actions which occur with familiar sights or sounds), and affective states are ingredients of this early [prerepresentational] organization.» (p.114, Kumin, 1996). Cet état préobjectal permet des interrelations de nature essentiellement préverbale, sensorimotrice, affective et concrète qui au niveau neurologique, sont fondées sur des processus intermodauxaux. Kumin (1996) soutient en effet que le système perceptuel du nourrisson fonctionne davantage en mode global plutôt que par modalité sensorielle spécifique. L'information reçue dans le cadre interrelationnel serait donc interprétée selon ses qualités et caractéristiques au-delà du format (sonore, visuel, etc.) dans lequel elle parvient au cerveau du bébé.

Le pathologies de l'attachement

Les théories de l'attachement prédisent trois types d'attachement selon la constance et la fiabilité de la réponse parentale aux signaux du nourisson (Ainsworth, 1985 dans Kumin, 1996). Alors qu'une réponse consistante, c'est-à-dire rapide et appropriée, facilite la formation d'un attachement de type sûr, une réponse parentale inconsistante contribue davantage à l'établissement d'un attachement incertain ou ambivalent. Dans le cas d'une réponse systématiquement rare ou inadéquate, la formation d'un attachement de type évitant peut survenir. Kumin (1996) établit un lien entre les types d'attachement problématiques par décrits Ainsworth et certaines psychopathologies adultes sévères, soient les troubles anxieux (attachement ambivalent, associé ici à l'inconsistance dans la réponse aux signaux d'anxiété chez l'individu devenu adulte) et la dépression chronique, les états schizoïdes et les troubles somatoformes (attachement évitant, associé ici à la négation des signaux d'anxiété de l'individu devenu adulte). Certains patrons émotionnels peuvent se développer de telle sorte qu'ils interfèrent avec le fonctionnement, soit en interrompant d'autres processus (ex.: attention, socialisation) ou en bloquant la régulation de l'expérience émotionnelle et la flexibilité d'expression. La dysrégulation de l'affect est donc centrale dans le déploiement de la psychopathologie (Cole, Michel & O'Donnell Teti, 1994).

Segal (1997, dans Kumin, 1996) décrit une multitude de situations pouvant éventuellement empêcher le développement de l'attachement par interruption ou interférence de la relation préobjectale.

For example, the infant may suffer an inborn anatomic or biochemical brain dysfunction that disturbs its capacity to process, experience, and regulate affect. Or the nature of the baby's distress is not amenable to extinction despite good enough caretaking, as in, for example, excruciating pain from chronic illness that can be mitigated but not fully soothed by any quality or amount of holding. Or an internal disturbance may alter the infant's perception of the mother, distorting her capacity to respond adequately to need; such internal disturbance may lead to disturbances in the actual interact with the mother, which may then exacerbate the innate disturbance. Or the mother's actual capacity for good enough attunement may be temporarily impaired, disturbed, or limited because of family crisis, depression, or narcissistic injury [...] (p. 157, Kumin, 1996).

D'après Kumin (1996), ces situations correspondent pour le bébé à l'expérience d'une décathexis, ou d'un désinvestissement, de la part de la mère et peuvent entraîner une blessure narcissique importante. Tyson et Tyson (1990 dans Kumin, 1996) ont démontré que la simulation d'une décathexis maternelle de quelques minutes seulement (par simple absence de réactions faciales de la mère) suffit à susciter chez le bébé un niveau de détresse dramatique (quête du regard de la mère, agitation motrice et retrait éventuel). «Decathected individuals cannot regulate their own affects, cannot receive their own signals of danger, and unconciously treat the distressed parts of themselves as nonexistant» (p. 165, Kumin, 1996). La blessure narcissique ainsi engendrée crée à son tour une perturbation du moi qui peut entraver la formation et la permanence mêmes de l'identité puisque sans médiation environnementale, il n'y a aucun soutien interne pour la création de représentations mentales, de relations objectales internalisées, de défenses moïques, de neutralisation des pulsions, ni de principe de réalité. On observe alors chez l'individu devenu adulte une incapacité à investir une représentation de soi- même (ex.: prendre soin de soi) et à établir une image corporelle intégrée, ce qui peut entraîner une faible estime de soi, une rage narcissique perdurante et une anxiété de séparation profonde (Kumin, 1996). De plus, il peut survenir une atteinte persistante de la pensée représentationnelle et de la mémoire, typiques aux situations de traumatisme au sens où Kunsta et Cohen l'entendent, c'est-à-dire lorsqu'il y a échec à rencontrer les besoins du nourrisson (1983 dans Kumin, 1996). En effet, les émotions agissent comme des systèmes auto-organisateurs qui incorporent ; nécessairement des processus cognitifs et socio-contextuels (Lewis & Douglas, 1998). À intensité suffisante, l'émotion a toujours comme conséquence de déclencher ou d'affecter l'activité cognitîve. «Emotion promotes coupling or linking up among conceptual elements, catalyzing their integration into larger wholes that are semantically meaningful. Emotion is thus the condition, or control parameter, for cognitive self-organization» (p. 162, Lewis & Douglas, 1998).

La prédisposition musicale du nourrisson

«Musical skills that are evident in infancy, well before they have obvious utility, can be considered predispositions » (p. 3, Trehub, 2001). La notion de prédispositions musicales chez l'humain suppose une base biologique pour la musique. Il existe encore un scepticisme marqué de la part de la communauté scientifique en général, comme en témoigne par exemple Pinker (1997 dans Peretz, 2001). Pourtant, les chercheurs qui s'attardent en détails au phénomène musical observent à travers le monde entier son importance dans la transmission culturelle, les cerémonies, le travail et la puériculture. De plus, comme le note Trehub (2001), on ne peut assimiler compétence à performance, c'est-à-dire que les capacités musicales chez la moyenne des gens sans formation formelle dans le domaine sont remarquables compte tenu de la complexité de tâches telles que saisir une séquence musicale pour en marquer le tempo avec le pied, reproduire des segments mélodiques avec des paroles ou chanter une seconde voix en harmonie.

En fait, la distinction du contour mélodique est la caractéristique dominante chez les auditeurs de très bas âge (Trehub, 2001). Le bébé distingue un changement dans le contour mélodique même lorsqu'un distracteur ou un délai de 15 secondes séparent la mélodie originale de la mélodie de comparaison. Il distingue aussi un changement d'intervalles dans une mélodie brève conforme aux conventions musicales de sa culture. Un enfant âgé de neuf mois est capable de détecter une note désaccordée dans une gamme à intervalles inégaux (ex.: gammes tonales ou modes anciens versus gamme par tons), ce qui suggère qu'il traite les hauteurs de sons par regroupement comme l'adulte le fait. Les bébés d'âge prélinguistique démontrent déjà une spécialisation hémisphérique du cerveau pour la musique avec une préférence de l'oreille droite - et donc de l'hémisphère gauche puisque le système nerveux auditif est disposé en croisement entre les deux hémisphères.

La perception affective du nourrisson pour le langage parental et le chant parental

Deux types de sources d'émotion sont rattachées à la musique: l'émotion intrinsèque à la musique et l'émotion extrinsèque (Sioboda & Juslin, 2001). En premier lieu, la plupart des systèmes musicaux se structurent autour d'un pôle stable inhérent, d'une note centrale (ex.: tonique), par rapport à laquelle les autres notes sont généralement perçues comme plus ou moins instables. Le système émotionnel humain répond typiquement par une variation d'intensité allant de tensions affectives en relaxations suivant la distance relative des éléments musicaux de leur pôle original (Bharucha, 1994 et Krumhansl, 1990 dans Sloboda & Juslin, 2001). En second lieu, la source d'émotion peut être associative, ou extrinsèque, si un événement à caractère émotionnel est encodé en mémoire en même temps que la musique et que l'identification de celle-ci suffit par la suite à susciter par conditionnement le rappel de l'événement ou du moins de l'affect associé au départ à cet événement (Waterman, 1996 dans Sioboda & Juslin, 2001). Ces associations sont très variées et généralement idiosyncratiques puisque liées intimement à la biographie personnelle de l'individu.

La perception émotionnelle dans la musique (source émotionnelle intrinsèque) apparaît de façon précoce, voire vraisemblablement innée (Masakata, 1999 dans Peretz, 2001). Par exemple, le nourrisson âgé de quatre mois démontre une préférence marquée pour la consonance (Zenmer & Kagan, 1996 dans Peretz, 2001). Or chez l'adulte, la diminution du niveau de dissonance, ou autrement dit l'augmentation du niveau de consonance, correspond à l'activation de structures paralimbiques associées à des émotions à valence positive (Blood, Zatorre, Bermudez & Evans, 1999). À trois ans, l'enfant reconnaît la joie dans une musique élaborée de sa culture et vers six ans, il peut identifier la tristesse, la peur et la colère (Terwogt & Grinsven, 1988, 1991 dans Peretz, 2001). Dalla Bella et collègues ont démontré qu'à cinq ans, l'enfant utilise le caractère vif ou lent du tempo pour fonder son jugement émotionnel dans la distinction des extraits musicaux joyeux et tristes, et qu'à six ans, comme l'adulte, il utilise à la fois les indices de tempo et de mode (majeur/joyeux et mineur/triste) pour attribuer une valeur affective à un extrait musical (Dalla Bella, Peretz, Rousseau & Gosselin, 2001). Il existe donc à la fois une constance et une précocité remarquables concernant la reconnaissance émotionnelle dans la musique chez l'humain, ce qui corrobore les résultats d'études sur la reconnaissance de l'expression des visages chez les bébés et ajoute ainsi du poids à la thèse de la prédisposition biologique (Peretz, 2001).

En outre, le bébé pourrait être en mesure de décoder l'expression vocale plus tôt encore que l'expression faciale (Oatley & Jenkins, 2001 dans Juslin, 2001). Par exemple, une expression vocale triste est associée à un débit lent, une faible intensité, une faible intonation et peu d'énergie dans les hautes fréquences du spectre harmonique, paramètres que le bébé serait en mesure de reconnaître de façon précoce (Juslin & Laukka, sous presse dans Juslin, 2001). D'ailleurs, l'utilisation de la chanson dans la puériculture est largement répandue (Trehub, Schellenberg, 1995 dans Trehub & Trainor, 1998) et semble l'avoir été depuis une tradition orale immémoriale et universelle. De plus, le cerveau humain présente des régions corticales hautement sélectives et spécifiques pour la perception et le traitement de la voix humaine (Belin, Zatorre, Lafaille, Ahad et Pike, 2000).

Dans la littérature, on utilise le terme motherese speech ou infant-directed speech (IDS) pour désigner la façon distincte qu'ont les adultes et même les enfants d'âge préscolaire de s'adresser aux bébés (Kitamura & Burnham, 1998; Trehub, 2001). Nous traduirons ici arbitrairement ce terme pour l'expression «langage parental» en français. À partir des résultats d'une série d'expérimentations avec des bébés de six mois, Kitamura et Burnham 1998) ont démontré que le bébé répond davantage aux qualités affectives du langage parental qu'à ses caractéristiques linguistiques, ce qui les porte à penser que cela serait l'expression d'une évolution phylogénétique de l'usage des signaux vocaux gradués chez le primate. L'humain partage ainsi avec d'autres espèces la capacité à extraire des vocalisations de ses congénères de l'information sur leur identité et sur la teneur affective de leur message (Belin, Zatorre, Lafaille, Ahad et Pike, 2000). On connaît depuis une vingtaine d'années les paramètres acoustiques distincts du langage parental : la voix est plus aiguë, avec plus de variations de hauteurs, à débit plus lent, avec des énoncés plus courts et des pauses plus longues (Fernald & Simon, 1984 et Stern, Spieker & McKain, 1982 dans Kitamura & Burnham, 1998). Cette prosodie particulière, qui accommode bien l'immaturité attentionnelle et perceptuelle du bébé (Fernald, 1992 dans Kitamura & Burnham, 1998), se présente de façon quasi universelle (Papousek, Papousek & Symmes, 1991 dans Kitamura & Burnham,1998). De plus, le bébé montre un affect positif lorsqu'il entend un texte prononcé dans un affect positif (Fernald, 1993 dans Kitamura & Burnham, 1998). Kitamura et Burnham (1998) ont inventorié trois hypothèses développementales quant aux fonctions du langage parental : engager et maintenir l'attention (limitée) du bébé, permettre la communication émotionnelle et la socialisation, et faciliter l'acquisition du langage.

[...]if there is a reduction in the communication of affect, then the course of language development will be slowed, suggesting that the infant's motivation to learn to communicate is influenced by the heightened affective salience of the caregiver's speech. Further, this feature of maternai speech has the capability of regulating or modulating infant behavior. (p. 235, Kitamura & Burnham, 1996 dans Kitamura & Burnham, 1998).

Dans cette optique, le langage parental serait donc une composante essentielle à la régulation de l'affect du bébé et au développement du lien objectal.

Les berceuses et chansonnettes, fonction de survie du chant parental?

Nous l'avons vu, toute société possède un genre musical distinct dédié à calmer ou à endormir les enfants et ce, dès leur naissance. Ce genre transculturel, désigné comme la berceuse (lullabies) dans les sociétés occidentales, privilégie certains patrons sonores tels que le fredonnement (humming), les syllabes sans signification, les onomatopées, les répétitions de syllabes et les diminutifs de mots (Trehub & Trainor, 1998). En référence au terme langage parental tel que défini ci-haut, nous utiliserons comme homologue musical l'expression «chant parental». Celui-ci évoque un répertoire de berceuses et de chansonnettes (traduction libre de play songs), habituellement tirées du bassin traditionnel et destiné à un auditeur très jeune, avec pour objectif spécifique respectif soit de l'apaiser ou de le stimuler. Mais il réfère par surcroît, comme le infant-directed speach, à une manière typique de chanter qui, au plan expressif, diffère systématiquement de la manière habituelle de la personne. D'après Trainor, Clark, Huntley et Adams (1997 dans Trehub, 2001), le chant parental est plus aigu, plus lent et possède une plus grande qualité émotionnelle vocale que le chant habituel ne s'adressant pas à un bébé. Ce style typique se retrouve non seulement chez la mère, mais aussi chez le père (Trehub, Unyk, Kamenetsky et al., 1997 et Trehub, Hill et Kamenetsky, 1997 dans Trehub, 2001) et chez les enfants d'âge prescolaire qui chantent pour leur petit frère ou leur petite soeur (Trehub, Unyk et Henderson, 1994 dans Trehub, 2001). Bunt et Pavlicevic (2001) dénotent à travers la littérature sur le développement psychologique, du nourrisson (ex.: Papousek, 1996) l'existence d'un code musical au coeur de l'interaction entre les nouveau-nés et leur mère:

In addition, they 'tune in' to subtle shifts in vocal timbre, tempo, and volume variations, and with their mothers negociate and share a flexible musical pulse between them, constantly adapting their tempo, intensity, motion, shape, and contour of their sounds, movements, and gestures in order to 'fit' and to commumcate with one another. (p. 193, Bunt & Pavlicevic, 2001).

Selon Trehub, Unyk et Trainor (1993 dans Trehub, 2001), les adultes sans formation musicale formelle distinguent très aisément une berceuse entre deux mélodies de mêmes culture et tempo, même extraites d'une culture étrangère qui leur est étrangère. La simplicité de la structure et la répétition sont évoquées par Unyk, Trehub, Trainor et Schellenberg (1992 dans Trehub, 2001) comme indices probables d'identification de ce genre musical. En général, le texte des chansons pour enfants se distingue par l'utilisation du procédé de répétition (Dissanayake, 1992 dans Trehub & Trainor, 1998). On y retrouve une abondance de phrases, mots, syllabes ou rimes répétés, et de jeux de consonnes ou de voyelles par répétition de syllabes initiales ou d'allitérations libres des règles habituelles de la sémantique. Aussi, les mots étrangers ou archaïques, les altérations libres de prononciation et les syllabes sans signification sont utilisés fréquemment. La répétition se retrouve aussi dans la mélodie: répétitions de refrains, de phrases musicales et de notes, quelquefois congruentes avec celles du texte. Les chansonnettes prennent place plus tard dans le développement de l'enfant, soit vers la fin de la première année (Suliteanu, 1979 dans Trehub & Trainor, 1998). Elles sont plus vivantes, incorporent des percussions corporelles pour marquer la pulsation, une gestuelle pour accompagner le texte, la participation de l'enfant, une importance moins grande aux voyelles et plus grande aux consonnes par des jeux sonores à travers les rimes, allitérations et répétitions.

Il existe une grande diversité interindividuelle dans le chant parenttal mais un stabilité intra-individuelle étonnante (Trehub, 2001). A l'ntérieur d'un intervalle de deux semaines ou plus, le chant d'une même mère pour son bébé varie de moins de_ton et de moins de 3% quant au tempo (Bergeson & Trehub, 2001 et Trehub & Bergeson, 1999 dans Trehub, 2001), ce qui est inférieur à la variabilité rapportée chez l'adulte hors du contexte parental. Celui-ci mémorise habituellement des intérvalles variant en moyenne de moins de 2 _ tons et d'environ 8% en termes de tempo par rapport à l'enregistrement original. Cette stabilité chez l'adulte en situation parentale pourrait s'expliquer du fait de la nature ritualisée du chant parental et donc d'un effet de mémorisation dépendant de l'état émotionnel (Levitin, 1994 et Levitin & Cook, 1996 dans Trehub, 2001), ce qui n'est pas sans évoquer la notion d'émotion musicale extrinsèque décrite par Sloboda et Juslin (2001). Du côté du bébé, on dénote qu'il écoute le chant parental avec une qualité d'attention accrue comparativement au chant normal de l'adulte (Masataka, 1999; Trainor, 1996 dans Trehub, 2001). D'autre part, à six mois, le bébé porte un intérêt plus soutenu au chant de sa mère sur vidéo qu'à son langage (Trehub & Nakata, 2000 et Nakata & Trebuh, 2000 dans Trehub, 2001).

Peu d'études portent sur le lien entre l'éveil (arousal) du bébé, comparativement à l'attention, et le chant parental (Fernaid, 1991 dans Trehub, 2001; Trehub & Trainor, 1998). Pourtant, le chant parental semble agir comme régulateur d'éveil, comme le suggère l'étude de Shenfieid et Trehub (2000 dans Trehub, 2001) portant sur l'analyse d'échantillons de salive de bébés âgés de six mois, avant et après un épisode de chant parental de 10 minutes. Les mesures du niveau de cortisol, connu comme indicateur de l'intensité du stress, ont montré une variation significative inversement proportionnelle au niveau initial de cortisol. Les nourrissons ayant un niveau de cortisol initial plus élevé ont subi une baisse du taux de cortisol après l'épisode chanté alors que les nourrissons ayant un niveau initiai plus bas ont subi au contraire une hausse de ce taux. Ces résultats suggèrent donc que le chant peut servir de régulateur d'éveil en diminuant l'état d'alerte chez un bébé ayant un niveau de cortisol élevé, ou inversement.

Diverses fonctions de la berceuse sont évoquées: chant d'amour et de louange à l'égard de l'enfant, chant de travail allégeant la tâche parentale, incantation magique augmentant le sentiment de maîtrise du parent qui invoque le sommeil du bébé ou exutoire des difficultés de l'adulte devant un auditoire qui n'en comprend pas les mots (Trehub & Trainor, 1998). Farber (1990 dans Trehub & Trainor, 1998) décrit des berceuses babyloniennes et assyriennes datant du premier millénaire avant J.C. où il est dit que les pleurs du bébé dérangent l'ordre divin. Mais selon toute apparence, la fonction première et concrète de la berceuse est de calmer ou d'endormir le bébé. En comparaison, les objectifs des chansonnettes sont plutôt didactiques (apprentissage de Lences alphabétiques ou numériques) et portent d'avantage sur la stimulation de l'éveil chez le jeune enfant. Schore (1994) considère que le chant parental permet l'augmentation graduelle de la tolérance à la tension affective, une tâche développementale majeure de la première année de vie, et qui mène à la tolérance accrue d'affects positifs intenses de joie et d'excitation typiques à l'âge où la locomotion apparaît et où le contact visuel devient le mode de connexion primaire avec la mère. En somme, ces éléments ont pour dénominateur commun le maintien du rapprochement dans la dyade parent-enfant et l'optimisation de l'éveil et du développement du bébé. Trehub (2001) soutient d'ailleurs l'hypothése selon laquelle le chant parental aurait une fonction de survie en servant à promouvoir les liens affectifs entre le bébé et le parent. Les effets favorables du chant sur le niveau d'éveil du nourrisson reduction des pleurs, induction du sommeil, augmentation de l'affect (positif) stimuleraient la récurrence de ce comportement parental et permettraient de contrebalancer la charge physique et psychologique de la puériculture, favorisant ainsi l'attachement et par conséquent, le bien-être des rejetons si vulnérables durant les premières années de vie.

Un modèle musicothérapeutique d'intervention précoce par le chant parental

La section qui suit propose un modèle préliminaire d'intervention en musicothérapie sur l'attachement parent-enfant qui tente d'intégrer les principales considérations théoriques discutées cihaut. Le musicothérapeute est particulièrement désigné comme intervenant du fait qu'il est spécifiquement formé pour : a) observer et noter les paramètres sonores de l'expression corporelle et vocale (ex.: patrons rythmiques, hauteurs des sons, timbre vocaux, etc.); b) manipuler les paramètres sonores en vue de susciter des réponses adaptées en termes de processus affectifs (ex. : régulation de l'affect) ou cognitifs (ex. : attention préférentielle, etc.); et c) mesurer les changements comportementaux entraînés par une intervention sonore donnée.

Le programme prévoit dès le départ une ou deux séances d'évaluation avec la dyade parent-enfant afin de mener un bilan musicothérapeutique initial complet. Différents profils de parents et d'enfants peuvent bénéficier du programme. À partir de la liste des situations sujettes à interférer avec le développement de l'attachement proposée par Segal (1997 dans Kumin, 1996), l'intervention peut s'adresser à des dyades où le bébé présente soit un retard de développement à étiologie organique (anatomique ou biochimique) perturbant sa capacité à traiter, expérimenter et régulariser son affect; soit un niveau de détresse causé par une maladie chronique impliquant de la douleur ou de l'inconfort intenses ou récurrents. Elle peut de même s'adresser à des dyades où le parent présente soit une incapacité temporaire à s'ajuster en corégulation avec son bébé en raison d'une crise familiale ou d'une dépression; soit une détresse attribuable à une blessure narcissique personnelle ou à toute autre condition psychopathologique chronique. Le bilan initial devra donc porter également sur les capacités relationnelles et objectales du parent et du nourrisson, ainsi que sur la dynamique objectale propre à la relation dyadique. En dehors des éléments classiques à évaluer en vue d'un suivi thérapeutique (motif de la consultation; motivation et disponibilité du parent; etc.), les principaux items à explorer sont les suivants : a) la propension du parent à établir et soutenir un lien d'attachement avec son enfant et vice versa; b) le niveau (fréquence, durée, intensité) de contact visuel du parent vers l'enfant et vice versa; c) la présence et le niveau d'adaptation du langage parental spontané (expressivité; synchronie; etc.); d) la présence et le niveau d'adaptation du chant parental spontané (timbre vocal; volume sonore; registre; tempo; imitation des sons du bébé; etc.) ; e) la représentation et le niveau de plaisir qu'a le parent envers sa propre voix, le fait de chanter et l'ensemble de son histoire musicale et de sa relation à la musique (génogramme musical; répertoire musical de prédilection; forces, techniques ou talents musicaux; traces potentielles de traumatisme associé à la musique ou à la voix chantée ou parlée; présence d'amusie ou d'épilepsie musicogénique; etc.) ; f) la présence d'amusie, d'épilepsie musicogénique ou d'un trouble périphérique de l'audition chez le nourrisson ; et g) la qualité du lien objectai chez le parent, la nature de ses relations d'attachement passées et actuelles et sa capacité d'autorégulation affective. Comme toute évaluation de ce type, ce bilan pourrait révéler des difficultés nécessitant en parallèle ou en priorité une intervention thérapeutique - voire juridique, si une situation d'abus est identifiée - autre que celle dont il est question ici, auquel cas les références appropriées devront être faites (ex.: épisode dépressif majeur chez le parent ou l'enfant pouvant justifier un avis médical; syndrome du bébé secoué; etc.). Ceci dit, l'évaluation est menée dans un contexte thérapeutique dès le début, à travers l'interaction directe avec la dyade plutôt que selon un procédé d'évaluation formel et exclusivement verbal.

La modalité dyadique est préférée à celle du groupe, du moins dans un premier temps, afin de minimiser le niveau sonore de l'environnement et de faciliter l'observation détaillée du bébé par le parent et le thérapeute. Toutefois, un second volet peut être offert sous la forme d'un groupe d'entraide ouvert pour maintenir le répertoire musical des parents et leur motivation à utiliser ce médium en en partageant les résultats avec des pairs. Compte tenu de ce que représente la dimension temporelle dans la vie d'un bébé, nous proposons une fréquence bihebdomadaire sur 10 semaines pour les rencontres du premier volet (20 rencontres), au terme duquel un second bilan musicothérapeutique est complété. Les rencontres peuvent ensuite adopter une fréquence hebdomadaire ou, selon les besoins, être maintenues à la même fréquence pour une deuxième période de 10 semaines. Un troisième bilan musicothérapeutique évalue alors l'efficacité de l'intervention. C'est à ce moment que le parent peut se voir offrir de participer à un groupe ouvert de chant parental et au besoin, des références nécessaires peuvent être faites vers d'autres ressources familiales, thérapie individuelle, etc.

Le plan d'intervention dépend évidemment des besoins identifiés lors du bilan initial et il focalise tour à tour sur le parent et l'enfant. Du côté du parent par exemple, il pourrait inclure, sans s'y restreindre, les objectifs généraux suivants: a) comprendre l'importance du langage parental et du chant parental dans le développement du bébé; b) initier des comportements d'attachement spontanés; c) avoir le réflexe de répondre vocalement aux sons et aux signaux d'anxiété du bébé; d) enrichir son répertoire de berceuses et de chansonnettes ; e) prendre conscience des changements dans l'état affectif du bébé et dans ces niveaux d'anxiété et d'éveil ; f) reconnaître le besoin du bébé pour une stimulation accrue ou limitée; g) synchroniser une réponse vocale adaptée aux signaux d'anxiété du bébé; h) maintenir une interaction soutenue avec le bébé (ou avec le thérapeute); etc. Certains objectifs généraux peuvent être communs au parent et à l'enfant (ex.: b) initier des comportements d'attachement spontanés ou g) maintenir une interaction soutenue). Le plan d'intervention comprend aussi des objectifs specifiques à chacun. Par exemple, l'objectif général b) initier des comportements d'attachement spontanés peut se concrétiser par « fredonner en rythme avec les mouvements du bébé » pour le parent, par « diriger son regard vers la source sonore » pour l'enfant ou encore par « sourire en réponse à l'expression d'un affect positif» pour l'un ou l'autre. De façon générale, on cherchera à aider le parent à faciliter le traitement de l'information chez le nourrisson en ajustant le mode, le niveau et le temps de présentation de l'information aux capacités d'intégration du bébé » (traduction libre, p. 86, Papousek & Papousek, 1984 dans Schore, 1994) et à augmenter les probabilités pour ce dernier de vivre des expériences de cathexis.

En termes de procédures, chaque rencontre comporte trois temps: pour commencer, un moment d'échange (récentes acquisitions développementales du bébé, changements dans la vie familiale, observations et réactions au chant parental depuis la dernière rencontre), ensuite l'interaction à proprement parler de la triade parent-bébé-thérapeute dans les modes verbal et chanté et pour finir, la préparation du parent à poursuivre certains éléments marquants de la rencontre. Sachant que l'expérience de la cathexis tend à générer pour le bébé des «affects de vitalité» (traduction libre de «vitality affects» de Stern, 1985 dans Shore, 1994), c'est ce que le thérapeute cherchera à susciter, sinon en quantité du moins en qualité suffisante, en multipliant les sources d'émotions musicales extrinsèques par le chant parental. Mais puisqu'inversement le sentiment de joie augmente la recherche de contact et l'impression d'unité avec l'objet (Sehore, 1994), l'accent est mis aussi non seulement sur la dimension ludique de la vôcalisation et sur le plaisir de chanter, mais en parallèle sur l'induction d'affects positifs chez le bébé et chez le parents par les propriétés émotionnelles intrinsèques de la musique. Ainsi, entre autres, on fera un usage privilégié de la mélodie tonale, du mode majeur, des tempi plutôt allants et de la consonance pour les voix mélodiqùes superposées et pour les accompagnements musicaux harmoniques. Un rappel s'impose toutefois ici: ces éléments sont inspirés d'un corpus de recherche encore très récent, petit et morcelé. Il n'est donc pas question d'en faire une utilisation prescriptive stricte et de s'y limiter. Ce sont en outre les préférences du parent et de l'enfant qui priment en tout temps. Une autre considération importante est de se rappeler que le seuil d'éveil du bébé est normalement très bas et qu'il est nécessaire pour lui durant les interactions prolongées d'interrompre périodiquement le contact visuel selon des cycles brefs d'attention/inattention; il importe aussi que le parent module la stimulation sonore, visuelle et tactile de façon sensible afin d'éviter des niveaux potentiellement désorganisants (Schore, 1994).

Parmi les techniques les plus utilisées, mentionnons d'abord l'importance du modelage comportemental par le thérapeute, que ce soit en parlant ou en chantant avec et pour le bébé ou avec et pour le parent, agissant ainsi en tant que moi auxiliaire pour l'un et au besoin pour l'autre. L'écoute de chansons enregistrées sélectionnées par le parent ou par le thérapeute est également utilisée, de même que la lecture de paroles de chansons sur support papier et la répétition de nouveau répertoire. Enfin, mais non la moindre, l'improvisation à partir des mouvements et des sons volontaires ou involontaires du bébé constitue un aspect dominant du programme. Les techniques d'improvisation clinique décrites par Bruscia (1987) sont utilisées tant pour le jeu instrumental que vocal. Notamment, comme le remarque Pavlicevic, l'improvisation climque comporte de nombreuses similitude avec les « formes dynamiques » (traduction libre, p. 5, Pavlicevic, 1990) caractéristiques de l'interaction mère-enfant. Selon l'expérience et l'aisance musicales du parent, on l'encouragera aussi à improviser des mots sur une mélodie connue, ou à créer ses propres mélodies au gré de son inspiration. L'exploration de certaines dimensions telles que les expériences relationnelles passées du parent peut aussi à certains moments être avantageusement soutenue par des jeux de rôles et l'improvisation avec les instruments. Le répertoire musical regroupe des chansons traditionnelles, des berceuses et chansonnettes de tous azimuts culturels, du matériel musical conçu spécifiquement pour enfants, des chansons composées par le thérapeute ou par le parent, ainsi que des improvisations vocales. Dans ces trois dernières catégories, on privilégie les éléments musicaux et paramusicaux suivants: a) la répétition dans le texte : phrases, mots, syllabes ou rimes; b) la répétition dans la musique: cellules rythmiques et mélodiques, alternance refrain/couplet, phrases musicales ou notes réitérées; c) les mots étrangers ou archaïques; d) les altérations libres de mots et syllabes sans signification.

Contrairement à d'autres types de programmes en musicothérapie, on ne retrouve pas ici dans l'équipement musical un large instrumenrium car on recherche davantage à reproduire concrètement une situation de vie naturelle qu'à engager un travail thérapeutique projectif par le médium sonore. Un tambourin et quelques hochets et blocs sonores peuvent être utilisés mais la dyade bénéficiera probablement davantage de l'utilisation des jouets sonores réels du bébé ou de d'autres objets de la maison pour rythmer le chant ou susciter une réponse à l'environnement sonore. Néanmoins, une dizaine d'instruments de formats et de matériaux variés pourraient être réservés pour le travail en jeux de rôles ou pour susciter l'investissement émotionnel du parent qui parvient diffîcilement à se désinhiber suffisamment pour chanter ou vocaliser. Un lecteur audio pour cassettes et disques compacts est également nécessaire, ainsi qu'un recueil réunissant des chansons traditionnelles, des berceuses et des chansonnettes. Ce dernier doit pouvoir être maintenu ouvert à la page désirée sans l'aide des mains (occupées avec le bébé) et mis à jour aisément au fil des semaines par l'ajout de nouvelles pages. En somme, les besoins du programme en matière d'équipement sont modestes et permettent incidemment le déplacement du musîcothérapeute dans le milieu familial si nécessaire (ex.: pour le bilan initial ou pour faciliter l'accès au service lorsqu'il y a présence d'une jeune fratrie).

Conclusion

Les éléments théoriques semblent être réunis pour justifier l'utilisation du chant parental afin de susciter l'émergence ou la consolidation d'un attachement sûr auprès de nourrissons ayant un développement à risques. La fonction cohésive et socialisante de la musique, combinée à la fonction de régulation de l'affect et de l'éveil des berceuses et chansonnettes, pourrait potentiellement être mises à contribution ensemble dans une approche familiale naturelle, simple et économique. Très certainement, compte tenu du fait de l'universalité du chant parental, il doit exister au sein du bassin des musicothérapeutes, psychologues, ergothérapeutes, orthophonistes ou éducateur spécialisés, des bribes de connaissances empiriques concernant ce genre de travail avec la dyade parent-nourrisson. Cependant, l'application d'un modèle structuré reste apparemment àfaire auprès de nourrissons dont le développement comporte les signes d'un retard pouvant être attribuable à, ou aggravé par, une difficulté au niveau de l'attachement.

Sans prétendre à une cure miracle, nous posons l'hypothèse qu'une telle intervention structurée avec le nourrisson et son ou ses parent(s) pourrait contribuer à développer chez l'enfant les structures intrapsychiques minimales pour mener au développement d'un attachement sûr, fondement du lien objectal. En s'inscrivant dans une philosophie non invasive et non médicalisante, nous estimons que l'intervention par le chant parental pourrait faciliter l'alliance de travail avec le ou les parent(s) tout en leur étant bénéfique à eux-mêmes en termes de régulation de leur propre affect, ainsi qu'en agissant à un niveau très fondamental de la prévention en santé mentale et du noyau sociétal de base, la famille. Bien évidemment, c'est l'expérimentation qui pourra rendre compte de la justesse de l'hypothèse posée et nous espérons que ce portrait théorique saura inspirer, ou du moins rencontrer l'expérience et l'intuition de cliniciens et chercheurs intéressés par le développement du très jeune enfant.

Remerciements

L'auteur souhaite remercier Mme Irene Gericke, ATR, professeure assistante adjointe à la maîtrise en thérapie par les arts à l'Université Concordia, pour la persistance de son intérêt envers la musicothérapie. Cet article a été rédigé dans le cadre d'études subventionnées par le Fonds pour la formation de chercheurs et l'aide à la recherche (FCAR), aujourd'hui Fonds québécois de la recherche sur la nature et les technologies (NATEQ).

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